Hassouna Mosbahi n’en est pas à sa première distinction littéraire. Récompensé par le Comar d’or, la semaine dernière, l’auteur qu’on tient pour l’un des plus distingués et des plus talentueux de Tunisie nous a livré ses opinions. Entretien.
«On ne nage pas au fleuve deux fois» qui vous a valu le Comar d’or 2020 est un titre qui sonne comme un proverbe… C’est le fleuve de l’histoire de la Tunisie, un fleuve qui donne froid au dos, surtout lorsque vous dites: «Et voici que les Hachachouns sont de retour, pour égorger les poètes et lapider les femmes…»…
L’histoire de la Tunisie a été une référence essentielle dans mes romans, surtout dans «Retour à Tarchiche» (Tarchiche c’est l’ancien nom de la ville de Tunis qui le partage avec la ville espagnole Cadix) qui relate les divagations de la génération des années 70 et ses rêves brisés, et «épines et jasmin» qui revient sur différentes périodes de l’histoire ancienne de la Tunisie, marquées par la violence, la soif folle du pouvoir, les guerres confessionnelles et religieuses… Dans « On ne nage pas au fleuve deux fois», l’histoire contemporaine de la Tunisie est omniprésente avec ses différents évènements qui l’ont marquée, comme la lutte pour l’indépendance, le conflit Bourguiba-Ben Youssef, la guerre courte et terrible de Bizerte, ainsi que les tempêtes politiques, confessionnelles, tribales et autres qui ont secoué notre pays après la chute du régime de Ben Ali… La relation entre les trois personnages qui relatent, chacun à sa manière, ces évènements est uniquement humaine et non politique ou religieuse…Omrane pourrait être le grand penseur tunisien, Afif Lakhdar qui a été témoin direct non seulement des évènements qui ont marqué la Tunisie, mais aussi différents pays arabes, comme la défaite de la guerre de 1967, la naissance des différents mouvements de libération palestiniens , l’invasion du Liban par Israël en 1982, etc. Omrane est le prototype de cette génération des rêves brisés, et il perd à la fin ses convictions politiques marxistes pour devenir un lecteur fervent de Montaigne… Salim, passionné de la littérature américaine moderne, et qui mène une vie tranquille et paisible avec sa femme, et sa petite fille, sombre dans une dépression nerveuse en voyant le pays menacé par la montée fulgurante des mouvements salafistes et islamistes radicaux après la chute de Ben Ali… Le troisième personnage est Aziz , l’orphelin malheureux qui, comme Candide de Voltaire, et Mustapha Saïd d’Emile Habibi, arrive à se protéger contre la violence, la haine, l’injustice sociale par le rire amer de l’humour noir ! Et je crois bien que ces trois personnages représentent cette partie de la société tunisienne. Déçu par une fausse révolution, Aziz essaie péniblement, depuis une dizaine d’années, de trouver sa voie au milieu des décombres d’une histoire mouvementée et douloureuse !
Deux de vos personnages surviennent, l’un grâce au savoir et l’autre grâce à l’humour…Mais à voir le niveau de nos enfants dans les écoles aujourd’hui, on ne sent pas qu’on est en train de préparer une génération avide de savoir…
La Tunisie, qui a bien commencé la période post-coloniale par une véritable révolution éducationnelle, en imposant l’enseignement obligatoire pour les deux sexes et en construisant des écoles même dans les campagnes perdues, semble perdre ses acquis… Et maintenant, une grande partie de nos jeunes considèrent l’enseignement comme une malédiction et plusieurs d’entre eux fuient le pays dans les barques de la mort, ou se jettent corps et âme dans le Jihad radical et dangereux… Et je crois bien que le mouvement Ennahdha, qui n’a jamais caché sa haine pour Bourguiba et son refus catégorique pour ses grands exploits dans le domaine éducationnel et social, exploite bien la détérioration de l’état de l’enseignement en appelant pour l’enseignement privé, ou en faisant l’éloge des écoles coraniques, et en choisissant les mosquées pour endoctriner les jeunes, comme l’a bien montré la dernière opération terroriste de Sousse…Ce qui me choque, c’est que les partis, qui se targuent d’être modernistes et progressistes, ne réagissent presque pas devant ces graves dangers qui menacent les générations futures et les privent de tout support éducationnel et intellectuel pour se protéger contre eux !
Presque dix années après la révolution, le secteur de la culture reste toujours «peu prioritaire» pour tous les gouvernements qui se sont succédé. Pourquoi selon vous ?
Il suffit de suivre les débats, les déclarations et les discours des différents partis de la classe politique qui dirigent le pays depuis presque une dizaine d’années pour s’apercevoir de leur pauvreté intellectuelle et morale, ainsi que de leur mépris de la culture et des intellectuels… Les Nahdaouis, les Salafistes, lesdits progressistes, comme les autres nationalistes se partagent à parts égales ce mépris , et préfèrent s’armer de ce populisme affreux et désolant qui s’est propagé comme une épidémie dans notre pays ! Les dirigeants des différents partis de droite comme de gauche fuient les vrais intellectuels et essaient par différentes manières de les chasser de la scène politique et culturelle, et laissent les portes ouvertes aux opportunistes, aux petits dépourvus de talent et à ceux qui acceptent de baiser leur main ! N’oublions pas « Le Livre noir » de Marzouki et la sentence maudite de Jebali : « Notre catastrophe est dans notre élite ! ».
Estimez-vous qu’il y a des gens qui «font» de la littérature (et de la culture en général) pour la ramener à des niveaux inférieurs ou pour en profiter tout simplement ?
J’ai toujours vécu dans la solitude, soit en Allemagne où j’ai séjourné pendant 20 ans, soit à Hammamet que je viens de quitter pour m’installer définitivement dans mon village sur la frontière entre le gouvernorat de Kairouan et le gouvernorat de Siliana… Mais cela ne m’a pas empêché d’être toujours au cœur de la vie intellectuelle en Tunisie ! Ce qui me fait horreur, surtout au cours de la dernière décennie est la montée en puissance de petites mafias qui exploitent le chaos dans lequel est plongé notre pays à tous les niveaux pour s’imposer sur la scène culturelle oubliant que l’histoire ne retient que les meilleurs et les vrais talentueux !
Quelle est selon vous la réelle menace qui pèse aujourd’hui sur la culture et le savoir ?
Le populisme, l’effritement de la langue nationale par le franco-arabe et les idéologies de droite comme de gauche !